Un des inspirateurs d’une autre écoute et créateur insatiable de sons enregistrés ou objets sonores poétiques vient de nous quitter.
Le Lieu multiple doit beaucoup à cet artiste visionnaire qui a nourrit le propos des artistes généralement invités dans notre programmation.
« La musique est un art d’architecture, de construction, de synthèse. La musique concrète est, avant tout, prise de conscience de l’élément, de l’objet sonore. Elle commence par l’analyse. Il n’en fallait pas plus pour que naisse le paradoxe : « musique concrète », et, avec lui, le malentendu. »
http://next.liberation.fr/musique/2017/07/06/pierre-henry-mort-d-un-messie-du-temps-present_1582046
Pierre Henry, mort d’un messie du temps présent —
Le co-fondateur de la musique concrète française à l’œuvre révolutionnaire, aussi versatile que monumentale, est mort mercredi à 89 ans.
La dernière fois que Libération a pris rendez-vous avec Pierre Henry pour un entretien, le journaliste avait dû, à son grand regret, annuler : un autre Pierre, l’immense Boulez, venait de disparaître, et le journal avait du pain sur la planche pour lui rendre hommage. La mort mercredi du co-fondateur de la musique concrète française, dont l’inconscient mélomane terrien a décrété depuis longtemps – c’est l’un de ses vœux pieux –, qu’il était le parrain de la musique électronique mondiale, nous a remis en tête ce rendez-vous raté et fait regretter immédiatement d’avoir omis de prendre de nouveau date avec lui.
Qui d’autre, à part Boulez précisément – dont il avait croisé la route la première fois en 1945 quand il intégra en même temps que lui la classe d’harmonie d’Olivier Messiaen au Conservatoire de Paris – incarnait aussi intensément, précisément, la modernité française ? Connu de tous grâce à sa collaboration avec Maurice Béjart et Michel Colombier, la Messe pour un temps présent, pour laquelle il avait concédé un mélange (confirmé fondateur par la postérité) entre son avant-garde électronique et le rock psychédélique (les fameux «jerks électroniques»), Pierre Henry assumait son rang de pionnier tel tout Français qui se respecte, en grommelant pour cacher son humilité.
Boucan du monde
Comme il le répéta des milliers de fois à des centaines de journalistes juvéniles qui tentaient désespérément de lui arracher des mots pas trop salopiauds sur la techno, la musique concrète, il n’en était pas le père, plutôt le tout premier partisan, puis le grammairien, enfin le premier artiste à proprement parler. Le vrai accoucheur, théoricien et concepteur, était Pierre Schaeffer, homme de radio et de poésie qui fut le premier à envisager le son enregistré – ou «objet musical», comme il l’appelait – comme un matériau digne d’être intégré à une composition musicale organisée.
Henry avait fait la connaissance de cet autre Pierre (Schaeffer) en 1949, quand il le recruta comme percussionniste au sein du Club d’essai de la Radiodiffusion-télévision française, le studio d’expérimentation radiophonique qu’il avait fondé en 1942 avec Jacques Copeau, pour une production de «sons concrets» au piano préparé, l’invention géniale à base de Steinway, scotch et bâtons de bois de John Cage. Elevé au Conservatoire de Paris – par intermittence, pour cause de guerre – depuis l’adolescence, Henry avait étudié la composition avec Nadia Boulanger, le piano avec Félix Passeronne et l’harmonie, on l’a dit plus haut, avec Olivier Messiaen. Rapidement, il allait se révéler pour Schaeffer bien plus qu’un exécutant, ou même un enthousiaste assistant : un alter ego tout autant ouvert au boucan du monde et à la musique à l’état brut qui s’y cache dans tous les plis, dont toute l’avant-garde musicale de l’époque, de Cage à Varèse, sentait qu’ils allaient devenir une préoccupation centrale de l’art musical, mais auquel aucun d’entre eux n’avait encore osé tout à fait se consacrer.
«Le roulement du tonnerre, l’apparition de la pluie»
Henry résumait poétiquement dans son Journal de mes sons de 1996, peut-être avec un peu d’invention, le parcours qui l’avait mené de l’enfance à l’élaboration de ses premières pièces de «sons fixés», dont la bande-son pour un documentaire de Jean-Claude Sée, titré comme un présage Voir l’invisible : «Mes premiers souvenirs de musique au sens large sont l’orage, le vent et le train. Nous vivions à la campagne […]. Nous avions un grand jardin avec une pièce d’eau, un bois, une source, une volière, des poules et tout au fond une voie de chemin de fer. […] Le roulement du tonnerre, l’apparition de la pluie, la modulation du vent me faisaient penser à une musique totale. […] Ma première expérience concrète remonte à mes 17 ans. J’avais à ce moment-là une importante activité de percussionniste de concert […], j’avais installé chez moi toute une construction d’instruments-objets […], cymbales sur des lattes de xylophone mises en relation avec des tambours faisant résonner les timbales. Tous ces appareils me permettaient d’inventer des sons nouveaux, de trouver des effets assez inouïs. Alors, j’ai décidé de devenir compositeur. Avec des sons différents.»
L’acte de naissance artistique, après une série d’Etudes sommaires de Schaeffer, de cette musique concrète au nom si poétique qu’il peinait à cacher la fondamentale révolution qu’elle engageait, fut composé à quatre mains par les deux Pierre sur gravures de disques souples – le magnétophone à bandes magnétiques, disponible seulement aux Etats-Unis, ne faisait pas encore partie de l’attirail du Club d’essai. La symphonie pour un homme seul, créée en 1949 à la RTF mais diffusée publiquement pour la première fois à l’Ecole normale de musique le 18 mars 1950 (la scène était seulement occupée par deux haut-parleurs et deux tourne-disques actionnés «comme des bobines dans une salle de projection» par Jacques Poulain, «inventeur de procédés concrets», et ses assistants) ne créa curieusement pas de scandale, et rendit la musique concrète, ainsi que ses deux inventeurs, instantanément célèbres.
Punk avant l’heure
Schaeffer en profita pour fonder le Groupe de recherche sur les musiques concrètes (GRMC) dans la foulée et en confier, comme une évidence, la chefferie à Henry. Cette Symphonie qui n’en était pas tout à fait une n’en restait pas moins un «amas de sons hétéroclites» qu’on écoutait moins comme une proposition musicale qu’un concentré d’hypermodernité inoffensif tant qu’il ne venait pas concurrencer sur leur terrain la musique savante, ou la musique populaire. La création en octobre 1953, au Festival de Donaueschingen, d’Orphée 53, version «revisitée» par Henry du premier «opéra concret» pour trois voix, clavecin, violon et bande qu’il avait conçu avec Schaeffer deux ans plus tôt, provoqua en revanche un vif émoi : pour qui se prenait ce technicien farfelu, à vouloir concurrencer les grandes œuvres de la musique lyrique avec ses montages de bruitages dénués d’harmonie et d’humanité ? La grande mésentente de Pierre Henry avec l’arrière-garde, en même temps que sa carrière d’auteur-démiurge et poète génial de l’abstraction venait de commencer. Un an plus tard, alors qu’il s’occupait en personne de la diffusion des inventions électroniques de Déserts, la nouvelle œuvre d’Edgar Varèse, au Théâtre des Champs-Elysées, il répondit aux perturbations du public comme un punk avant l’heure : en montant le son.
Dès 1958, date de sa rupture avec Schaeffer pour raisons esthétiques et personnelles – l’institution pesait trop sur sa créativité – qui correspond également à l’année de fondation du GRM (Groupe de recherches musicales), Pierre Henry allait se singulariser au sein des argonautes de la musique électronique française (parmi lesquels Luc Ferrari, François Bayle ou Bernard Parmegiani, qui ont tous rejoint Schaeffer en 1960) comme son plus identifiable et infatigable compositeur. Sa collaboration avec le Ballet-Théâtre de Maurice Béjart, commencée en 1955 avec ses chorégraphies pour la Symphonie pour un homme seul et Haut Voltage, l’aida dans son émancipation puisque Béjart innovait dans la danse en même temps qu’il inventait son langage musical. Il fonda dès 1959 le premier studio d’enregistrement indépendant de France à Paris, rue Cardinet. L’APSOME (Applications de procédés sonores en musique électroacoustique) était pourtant dénué des oscillateurs avec lesquelles on expérimentait volontiers au GRM, au Westdeutschen Rundfunks de Cologne ou à l’Electronic Music Center de Columbia-Princeton : Henry était un fervent ennemi du son synthétique, et un farouche partisan de la banque de sons fixés. Il n’en était pas pour autant dogmatique, encore moins conservateur. Versatile, mystique, occulte, hallucinée, son œuvre à partir de la fin des années 50 est surtout fabuleusement variée – une œuvre monumentale, surtout, à laquelle le succès de la Messe pour le temps présent aura presque fait du tort par son immense succès.
«Il se levait, il composait, il se recouchait»
Contacté par Libération jeudi, Daniel Teruggi, actuel directeur du GRM, précise l’ampleur artistique de ce qui reste comme l’œuvre la plus riche de la musique concrète : «La quantité, la diversité, le nombre de chemins d’investigation et de passions révélées est énorme. C’est l’une des grandes mémoires de la fin du XXe siècle. Le plus étonnant est qu’il est tout de suite parti en flèche. A partir de 1958, il n’a fait que ça : il se levait, il composait, il se recouchait. C’était un acharné. Ça commence dès les Variations pour une porte et un soupir, dont le sujet paraît déjà impossible. Je connais des centaines de personnes dans le monde que le geste a marquées profondément. Ensuite il a fait quatre Passions, le Livre des morts égyptien, la Tour de Babel, l’Apocalypse de Saint Jean, la Dixième symphonie, Dracula à partir des opéras de Wagner… Et son mouvement d’Orphée, dans lequel il décrit extraordinairement, avec du son, ce moment où Orphée coupe le voile qui lui permet d’entrer aux Enfers.»
Iconoclaste, volontiers provocateur également, Henry multiplia à la marge de son oeuvre les expériences «impures» avec des expérimentateurs d’ailleurs, tels le groupe de rock progressif britannique Spooky Tooth (Ceremony, en 1969) ou Violent Femmes (Freak Magnet, en 2000). Car Pierre Henry était comme ça : il répondait à la plupart des sollicitations, du moment qu’elles permettaient de mieux faire connaître, mieux faire entendre sa musique révolutionnaire. Les plus chanceux se souviennent d’avoir eu le privilège d’assister à la diffusion d’œuvres du maître dans la cuisine de son appartement, où il avait installé sa console. Sa dernière œuvre, achevée quelques semaines avant sa disparition à l’âge de 89 ans, sera créée en décembre 2017 à la Maison de la radio.
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